La Galerie Olfactive de Dora Baghriche

Parfumeure Senior au sein de la maison Firmenich, les arts et la culture font partie intégrante de la vie de Dora Baghriche : « Je ne m’imagine pas un monde sans art, je souffre d’ailleurs beaucoup de la fermeture des lieux culturels du fait de la crise sanitaire. »

C’est donc tout naturellement que Dora défend le parfum et les odeurs comme matières d’art : « Un art majeur se doit de pouvoir inspirer et d’être inspiré, la parfumerie correspond tout à fait à cela : on peut être inspiré par une odeur ou un parfum, et une odeur ou un parfum peuvent inspirer d’autres œuvres. Il y a une circulation d’idées, une conversation entre le parfum et les autres formes d’art. »
Ayant constaté que le parfum était souvent utilisé pour illustrer les autres arts, Dora aimerait pour sa part voir le parfum reconnu en tant qu’œuvre à part entière et non comme une illustration. Et d’ajouter : « Il est vrai que le parfum possède un statut particulier, car il relève à la fois d’une industrie et à la fois du domaine des arts, mais n’est-ce pas le cas aujourd’hui de nombreux arts tels que la musique par exemple ? »
Au delà du lieu commun qui lie le parfum à l’hygiène, au bien-être, à la séduction, mots peu admis dans les domaines artistiques, Dora se pose aussi la question de l’éphémère : « Ainsi, tout comme pour l’art culinaire, la gastronomie, le fait d’être éphémère exclut-il le fait d’être une œuvre ? » Pour la parfumeure c’est un non-sujet, et certains de ses choix artistiques vont le prouver.

Pour ce qui est du domaine de la peinture, Dora Baghriche voue une véritable passion au Greco, et notamment au tableau La Pentecôte qu’elle adore admirer au Prado.

Une récente visite de ce musée à Madrid lui a permis de passer à nouveau une demi-journée face aux œuvres de cet artiste dont le style la touche particulièrement : « C’est flamboyant et ultra-moderne ! C’est quelque chose de très inspirant pour des marques telles que Jean-Paul Gaultier par exemple. Son utilisation des symboles, des couleurs … c’est cette extravagance du Greco qui me touche et me passionne. »

Citons également Clara Peeters, dont le traitement des natures mortes passionne Dora. Elle y voit quelque chose de très inspirant en parfumerie lorsque l’on veut donner un « tableau olfactif très figuratif » . De plus, le fait que cette artiste greffe de minuscules autoportraits, quasi invisibles, à ses œuvres, est pour Dora la métaphore du fait que tout artiste met toujours un peu de lui, de sa personnalité dans ses créations.

Très cinéphile, le cinéma est un de ses grands centres d’intérêt, et tout particulièrement le film Amore de Luca Guadagnino : « J’aime tout dans ce film, la photographie, la sensibilité féminine, pour moi c’est un film culte. »

Tilda Swinton incarne la complexité féminine, cette imperfection parfaite. Dans ce film il y a une grâce, celle également de l’Italie, avec le design incroyable de la Villa Necchi : « Beaucoup de choses me touchent dans ce film, visuellement et émotionnellement. Cette femme déchirée, qui essaie de vivre des passions, enfermée dans un carcan, et en même temps il y a une lumière dans sa libération, dans la sensualité qu’elle développe tout au long du film. C’est un film que je pourrais revoir à l’infini. »

Il y a aussi le cinéma déjanté de Yorgos Lanthimos, réalisateur grec de The Lobster, ou encore La Favorite. Pour Dora c’est une forme de satyre intelligente de la société, un surréalisme qui fait décoller de la réalité, c’est une forme de révolte active par l’art, par le beau, par l’humour.
Enfin le cinéma japonais de Ozu, dont les scènes de va-et-vient, du quotidien, des choses datées, comme dans Voyage à Tokyo, peut être vu comme une interprétation cinématographique du wabi-sabi, courant esthétique japonais qui sublime l’ombre, le vieilli, le passé : « Ma façon de créer s’inspire aussi beaucoup de cela, voir une poésie dans une matière première oubliée. J’ai beaucoup travaillé l’ambrette par exemple, qui pour beaucoup était un iris mal foutu, une matière un peu délaissée. Je l’ai travaillée notamment pour la marque Glossier, on a fait revivre les champs d’ambrette, et pour moi ça, c’est du wabi-sabi. »

« Je lis énormément mais en littérature il y a un livre que j’adore, ce sont Les nourritures terrestres d’André Gide. C’est un livre comme une ode à la vie, une ode aux sens, très moderne, épicurien. » De fait, c’est un livre qui contient énormément d’évocations d’odeurs, et de lieux, tels que l’Afrique du Nord. Pour Dora c’est une philosophie de vie.

L’auteur François Cheng, et ses réflexions sur la beauté, sur l’âme, sur les cultures métisses, la touche aussi tout particulièrement : « Chinois d’origine, il est l’incarnation de ce que l’on peut faire de plus sublime en mélangeant deux cultures » . Des livres tels que Les cinq méditations sur la beauté ou encore Le dit de Tianyi reflètent toute la sensibilité mais aussi l’humour de cet auteur.

N’ayant pas une culture photographique très spécifique, Dora Baghriche voue néanmoins un grand intérêt à suivre le parcours de photographes qu’elle connaît personnellement et dont le travail la touche comme celui de Youssef Nabil :  « Le travail qu’il fait sur l’Orient rêvé est fabuleux ! »
© Youssef Nabil

Née à Alger, Dora entretient un lien particulier avec cette culture orientale. Les portraits de femmes orientales, d’actrices de cinéma, que propose ce photographe, ainsi que sa mise en image de l’Orient et de l’exil la fascinent.

Il est un parfum que Dora a créé en collaboration avec deux autres artistes : Claire Boucl, artiste végétale / pétaliste, et Jeanne Detallante, illustratrice. Claire Boucl fige les pétales dans leur état frais et les utilise pour créer des installations végétales in situ, éphémères et évolutives.
Inspirée par son travail Dora Baghriche crée le parfum Petalist : « C’est un Floral floral floral, une famille olfactive qui n’existe pas. » Composé uniquement de notes florales en tête, cœur, fond, la parfumeure a dû retravailler sa palette olfactive et redéfinir une palette autour des pétales : « J’ai utilisé la fleur pour créer un nouveau fond. Ça a été un travail artistique sur une forme de radicalité vraiment intéressant ! »

Jeanne Detallante a ensuite été inspirée par cette fragrance qu’elle a interprétée à son tour par une illustration, que Dora garde encadrée dans son bureau, représentant une planète qu’il conviendrait de pétaliser.
© Jeanne Detallante

Trois créations autour d’un même thème, tel un triptyque artistique pouvant être perçu comme une ode à l’écologie, une nouvelle poésie du naturel.

Enfin, il y a un sport, qui est en réalité un art martial que Dora a pratiqué, et qui est le kyudô, ou tir à l’arc japonais.

C’est la « Voie de l’arc », qui fait partie des portes d’entrée de la culture japonaise, et de l’art japonais, avec l’Ikebana, art floral ou « Voie des fleurs » (kadô), la cérémonie du thé, ou « Voie du thé » (chadô), ou encore la cérémonie du parfum, ou « Voie de l’encens » (kôdô).
Le Dô japonais, c’est-à-dire la « Voie », est une conduite philosophique et disciplinaire pour atteindre la maîtrise d’un art ou d’une technique. Dora l’affirme : « Plus j’ai découvert et pratiqué le kyudô, plus je me suis rendue compte que, là aussi, on pouvait parler d’Art. »

Ainsi, pour Dora Baghriche, l’art peut s’exprimer sous différentes formes, et les limites de sa définition ne tiennent qu’à la démarche de l’artiste et de son environnement, qui tour à tour inspire ou est inspiré :

« Cela n’en reste pas moins ma vision de parfumeure, pour certains la création olfactive relève davantage de l’artisanat que du domaine artistique. Mais l’un n’empêche pas l’autre. Le savoir-faire ne va pas à l’encontre de l’inspiration et de l’imagination, il est possible d’allier les deux. » Et de conclure : « A la manière dont un peintre a acquis une technique, comme nous parfumeurs l’avons fait également, cela n’empêche pas l’expression d’une émotion personnelle, particulière, indépendante, pouvant être marginale, incomprise, ou au contraire contagieuse. Qu’est ce que l’Art si ce n’est cela ? »

Un grand merci à Dora Baghriche pour son enthousiasme, sa passion et sa disponibilité pour cet article.