La Galerie Olfactive de Jérôme Di Marino

© Matthieu Dortomb

Né dans les Alpes, à la frontière de ses origines franco-italiennes, Jérôme Di Marino se destine tout d’abord à une carrière dans le design mais abandonne finalement le projet de faire une école d’arts appliqués pour se consacrer à des études scientifiques jugées plus sécuritaires. Il étudie donc la chimie à la faculté de Nice, et découvre l’existence de l’ISIPCA et le monde des arômes et des parfums un peu par hasard. En approfondissant ses recherches il en apprend plus sur le métier de parfumeur, passe le concours de l’ISIPCA et intègre cette école dans laquelle il voit le parfait moyen de joindre son bagage scientifique à cette fibre créative qu’il avait délaissée à contrecœur.

Il a alors la chance de démarrer sa carrière en apprentissage chez le leader mondial en parfumerie qu’est Givaudan, à Paris, où il sera mentoré par Natalie Gracia-Cetto : « Nathalie a toujours été de bons conseils, elle m’a beaucoup accompagné, avec beaucoup de patience, nous avons gardé un très bon contact. » Suite à un passage chez Givenchy, durant lequel Jérôme va beaucoup apprendre sur le plan marketing et prendre la mesure des enjeux (politique, hédonique, etc) sur lesquels se basent la validation d’un parfum, il va également être très en contact avec les maisons de composition avec lesquelles travaille la marque. C’est ainsi qu’il sera ensuite contacté par Takasago qui lui proposera de rejoindre la société en tant qu’élève parfumeur suite à de nombreux entretiens, dont le dernier avec Francis Kurkdjian qui deviendra son mentor : « Je me souviens être passé au bureau en fin de journée, plus qu’un entretien, cela a été une conversation informelle sur mes aspirations, mes centres d’intérêt, nous avons parlé d’expo, d’Art, de mode… Devenir l’élève de Francis a été un vrai plus dans ma formation. Aujourd’hui, avec Nathalie, c’est un peu comme si j’avais un parrain et une marraine de la parfumerie. Je ne prends jamais une décision importante dans ma carrière sans les consulter tous les deux. »

Après dix années au sein de Takasago, Jérôme rejoint la société Mane fin 2022 qui souhaite agrandir sa filiale espagnole. La société lui propose donc un poste sur mesure, basé à Barcelone, Jérôme est rattaché au bureau parisien, ce qui lui permet à la fois de travailler sur le marché espagnol qui lui tient à cœur, tout en continuant à grandir sur les comptes parisiens en travaillant sur des projets qui vont de la niche au prestige : « Aujourd’hui je pense qu’il est indispensable pour un parfumeur de savoir créer aussi bien des choses différenciantes et créatives pour la niche, que des choses qui visent les marchés et sont ouverts aux tests consommateurs. Il faut avoir plusieurs cordes à son arc, et également être un bon communiquant, je considère d’ailleurs Francis comme un véritable précurseur en la matière, il m’a beaucoup appris sur ce sujet. »

« I Origins, de Mike Cahill, est un film qui m’a beaucoup marqué et qui a pour thème central la question de la réincarnation. Ce qui est intéressant c’est que le film oscille entre l’aspect scientifique et le côté très spirituel et psychologique. »

Le titre du film est en fait un jeu de mots avec le mot anglais « eye » puisque le héros, docteur en biologie, cherche à prouver scientifiquement la possibilité de la réincarnation : « On dit souvent que les yeux sont le reflet de l’âme, j’ai trouvé cette image très touchante. Il est question de connexion éternelle, de reconnexion dans une autre vie, cela lie le mystique au scientifique, le rationnel à l’irrationnel. De la même manière que mon métier permet de lier la science à l’Art, j’aime ces dualités. »

Pour Jérôme ce film peut aussi mener à une réflexion plus large sur l’humain : « Quand je travaille un parfum, j’ai vraiment un intérêt pour l’humain qu’il y a derrière. C’est à dire qu’il y a d’abord le process, les gens avec qui tu travailles, c’est une aventure humaine la création d’un parfum. Et puis il y a la finalité, le fait de finir entre les mains d’un consommateur, auquel on va provoquer des émotions. Je me questionne souvent en amont sur comment provoquer l’émotion attendue. Il y a un aspect social et sociétal qui m’intéresse et auquel je prête beaucoup d’attention car je pense qu’il y a toujours des signaux dans la société, des micro-tendances, et que si on arrive à les voir suffisamment en amont, on peut avoir le bon message quelques années après. C’est la raison pour laquelle je tiens d’ailleurs à être sur les réseaux et à vivre avec mon temps. Cette génération Tiktok ce sont nos consommateurs de demain, donc j’ai envie de comprendre leurs aspirations. »

« C’est un livre d’initiation à la philosophie que j’ai lu assez tardivement, alors que j’ai appris par la suite que beaucoup de gens l’avaient lu pendant leurs études. »

Le monde de Sophie, du Norvégien Jostein Gaarder, arrive entre les mains de Jérôme un peu par hasard : « Je l’ai trouvé dans une boîte à livres, comme on en trouve beaucoup à Paris, devant le parc Martin Luther King, à côté de chez moi, le hasard de la vie. Même si personnellement je crois toujours qu’il y a un chemin qui est tracé, que les choses n’arrivent pas par hasard. »

Ce livre se présente comme une introduction à la philosophie, à travers l’histoire d’une petite fille qui reçoit régulièrement des lettres d’un inconnu qui se dit être philosophe. Il s’agit donc d’un roman philosophique, qui ancre la philosophie dans le contexte historique, religieux, sociétal des 2000 dernières années. De manière chronologique, il passe de Socrate et la Grèce Antique à Sartre, en passant par Freud et bien d’autres : « C’est une lecture assez atypique, cela pose la question de l’apprentissage de l’histoire du monde, des mouvements philosophiques, de la gestion des émotions : est-ce que finalement il ne faudrait pas commencer par cela ? Est-ce que l’école pose les bonnes bases ? Est ce que l’on apprend finalement pas beaucoup par soi-même ? L’intrigue passe aussi par le fait que cette petite fille, qui s’ennuie à l’école, essaie de comprendre pourquoi elle reçoit ces lettres, et plus généralement elle tente de comprendre le sens de la vie, tout simplement. J’ai trouvé cela très intéressant et très prenant. »


« Il y a un mouvement artistique qui me parle beaucoup qui est le surréalisme et particulièrement le tableau de Magritte La trahison des images. »

Dans ce tableau, Magritte peint une pipe et sous-titre « Ceci n’est pas une pipe », car il s’agit en effet de la représentation de l’objet et non de l’objet en lui même :  « Je trouve le parallèle intéressant car en parfumerie, le parfumeur a également un rôle d’illusionniste, c’est à dire qu’il doit donner la sensation. Travailler une framboise non volatile, alors que ce sont des notes de tête, cela signifie que que tu dois donner la sensation qu’elle perdure le plus possible dans le temps, c’est un peu une course de relais entre les matières premières pour donner l’illusion que la framboise est toujours là après deux heures alors qu’en réalité « Ceci n’est pas une framboise. » C’est la même chose quand on veut recréer l’odeur d’une matière première naturelle dont on ne peut pas extraire l’essence : Diorissimo était l’un des premiers Magritte de la parfumerie avec ce parfum de muguet reproduit à l’identique alors qu’il s’agit d’une fleur dite « muette ». »

Pour Jérôme, si on étend le parallèle au mouvement artistique, cela devient encore plus intéressant car à l’origine, quand André Breton écrit son Manifeste du surréalisme, l’idée de base était de faire une interprétation des rêves ou des souvenirs par l’Art : « C’est la raison pour laquelle certains tableaux de Dali semblent n’avoir aucun sens ! Le rêve et, par extension, l’inconscient, n’a pas de logique, c’est de l’abstrait. cela découle d’une interprétation personnelle. Et c’est la même chose en parfumerie : si on demande à trois parfumeurs de créer une rose, nous aurons trois roses différentes, en fonction de l’interprétation de chacun. Ce parallèle entre parfumerie et surréalisme correspond bien à ma vision du parfum, j’aime bien cette idée de l’abstrait parce que finalement il n’y a pas plus abstrait et impalpable que le parfum. »

Si Jérôme a abandonné son projet d’études en Arts appliqués, il n’a pas pour autant perdu son coup de crayon ni sa passion pour le design. Cette activité de dessin, il la pratique aujourd’hui encore sur son temps libre en réalisant des gravures au stylo en jouant sur du 0.5 à 0.8mm en fonction du détails à affiner ou des ombres à apporter. Pour lui cela demande les même qualités que celles que l’on attend d’un parfumeur : la patience (une gravure peut représenter jusqu’à trente heures de travail, de retouches, etc), le sens du détail et de la précision, et la notion de contrastes : « Je travaille en noir et blanc, donc le contraste est très important dans mes dessins. De la même manière si je travaille un accord sombre et sensuel avec de la tonka, je vais chercher à le contraster et à le rendre plus lumineux, frais, vibrant avec de la cardamome par exemple.C’est un peu ce en quoi l’Art m’inspire. Quand on parle de l’acte créatif, mon approche en dessin est vraiment similaire à celle que j’ai en parfum. »

Pour Jérôme Di Marino, ce n’est donc pas directement l’œuvre qui est une source d’inspiration, mais plutôt la démarche créative : « Ce qui m’intéresse c’est le parallèle que je peux faire avec le process créatif d’autres univers artistiques. Chez Mane j’ai par exemple eu l’occasion de collaborer à deux reprises avec l’IED – Instituto Europeo di Design – pour parfumer des défilés ou travailler l’identité olfactive de la collection de jeunes designers en fashion, et si par exemple l’un d’entre eux décide d’utiliser des pièces jetées de l’industrie du pneu pour créer un sac, cela va me donner des idées de réutilisation ou réinterprétation d’accords de parfumerie. »

D’un point de vue créatif c’est la niche qui selon lui représente aujourd’hui un renouveau du parfum dans sa forme plus artistique : « Je trouve que la partie la plus artistique et créative du parfum se trouve dans l’univers de la niche. C’est ce qui fait que la nouvelle génération s’intéresse de plus en plus aux parfums dits « de niche », car dans une quête identitaire, la niche propose plus de choix là où le prestige reste plus consensuel. Cela laisse donc plus de place à la créativité. »
Une créativité qu’il va d’ailleurs très prochainement remettre au service de l’Art, à l’initiative de l’Academia del perfume en Espagne, qui met beaucoup ces sujets en avant afin d’ouvrir le parfum et la culture olfactive au plus grand nombre, par le biais d’une collaboration avec une artiste dont il parfumera l’exposition : « Il s’agit ici vraiment d’un échange d’artiste à artiste, sans la contrainte de devoir créer quelque chose qui plaît/qui se vend. Ici l’artiste n’est pas dans cette recherche de consensualité, c’est un message qu’elle délivre, une expérience de vie, c’est très personnel, provocateur, et le parfum devra retranscrire cela. » A suivre donc…

Dessin de J. Di Marino

Un grand Merci à Jérôme pour sa disponibilité, sa générosité et sa bienveillance lors de cet échange.