La Galerie Olfactive de Jean Jacques

Jean Jacques, c’est d’abord la passion pour la musique, le jazz surtout, mais pas seulement. A vingt-et-un ans, il découvre l’ISIPCA. Suite à obtention du concours, il intègre la promotion « Rochas » et suit son premier cours d’olfaction avec Isabelle Doyen … une révélation :  « Je serai parfumeur ou je serai mort. »

Son approche du métier est marquée par ses stages auprès de Pierre Bourdon, son apprentissage s’oriente plus en terme de « sens artistique » que de technique de parfumeur puisque la majeure partie de sa formation consiste en une liste de musiques à écouter (Chopin, Beethoven) et de livres à lire : « Le but était de me former au beau ». Avant de partir faire son service militaire, Jean sera également formé par Maurice Roucel, au sein de la société Quest. A son retour, il intègre la société de création japonaise KAO Préparations où il exerce en tant que jeune parfumeur durant quatre années avec Jean-Michel Duriez et Olivier Pescheux. Il rejoint ensuite la maison de création Takasago où il restera durant vingt-deux années : « J’ai adoré cette maison, elle m’a toujours très bien traité. Je suis arrivé bébé et j’y ai grandi, j’y ai presque tout appris. Travaillant d’abord sur tous types de supports, je me suis peu à peu spécialisé en Fine Fragrance. »

Il y a six ans, Hugues de la Chevasnerie, un ami avec qui Jean Jacques avait fait son service militaire et qui a fait sa carrière côté marques, le contacte suite à sa prise de poste à la direction de Caron. Il lui demande son avis sur les parfums de la marque, ils échangent sur leur vision de Caron, puis, suite à sa rencontre avec Ariane de Rothschild, propriétaire de la maison Caron, Jean devient le parfumeur maison de la marque: « Cela a été un sacré pari, quitter Takasago était une vraie prise de risques, je ne savais pas comment j’allais faire mes parfums, ni sur quoi j’allais écrire mes formules, rien. Aujourd’hui cela fait presque cinq ans et cela se passe exceptionnellement bien. »
Une liberté de création quasi totale, une maison très dynamique (près de trente parfums lancés en quatre ans), mais aussi et surtout le fait de capitaliser sur un héritage parfum à valoriser et à renouveler : « Mes premiers moments chez Caron ont consisté à regarder et comprendre les formules de Daltroff * , à être abasourdi par le surdosage des naturels : Pour un homme est composé à 61% d’ingrédients naturels. J’essaie aujourd’hui de m’inspirer de cet héritage, de trouver de nouvelles dualités inattendues, en me basant sur cette idée de rencontre amoureuse entre deux ingrédients, comme Daltroff l’avait fait avec la lavande et la vanille dans Pour un homme, ou comme dans Tabac blanc, où j’ai marié le maté et le cacao. Partir de notre histoire pour écrire la nouveauté. »

« Si je dois choisir un morceau, c’est forcément le Köln concert de Keith Jarrett. Si je devais partir sur une île déserte, ce serait avec cet album. »

Même si ceux de Tokyo et de Paris sont aussi dans ses tops, c’est celui de Cologne qui sera une vraie révélation de beauté musicale pour Jean qui est aussi et avant tout subjugué par l’exercice de l’improvisation : « Il arrive sur scène, ne sait pas ce qu’il va jouer, est habité par une émotion, et il joue. »
Pour Jean, quel que soit « l’outil », le parfum, la musique, ou autre, le but de tout exercice créatif est d’incarner une émotion, et entre l’émotion et l’expression, il y a la technique. Ainsi, lorsqu’on lui demande un jour d’écrire un texte autour du mot « sentir », il écrit « Sentir c’est souffrir. » Il est obsédé par cette idée, pour lui la création se fait dans la douleur, dans la frustration de ne pas réussir à créer l’odeur qu’il a en tête : « Découvrir les concerts d’impro de Keith Jarrett, cette maîtrise pour que de l’émotion à l’expression il n’y ait qu’un pas, cette instantanéité, j’ai trouvé ça hallucinant ! Parce que nous ce n’est pas comme cela. Sur mon bureau il y a 850 flacons ! Aimez-moi comme je suis par exemple, c’est 555 essais, et je ne suis toujours pas content du parfum… Je suis dans une constance insatisfaction de ne pas arriver à l’exécution parfaite. »

Il est un autre musicien que Jean a rencontré il y a peu et qui l’a marqué, il s’agit d’Ibrahim Maalouf. Quinze jours après leur rencontre dans une émission pour Sud Radio, I. Maalouf demande à Jean de parfumer son concert jazz-électro au Yoyo au Palais de Tokyo : « On s’est tout de suite très bien entendu, en sortant de l’émission il m’a donné une liste de mots – jazz, cèdre, oud, le temps, l’amour, transgénération, érotisme, famille, la Paix – et il m’a demandé d’en faire un parfum. J’ai donc créé une composition olfactive autour du bois de oud qui illustre notamment le morceau Beirut. » En tout, cinq parfums seront diffusés durant le concert. Pour Jean, I. Maalouf compose une musique universelle, liant l’Orient à l’Occident, jazzman avec une formation classique il propose une musique accessible à tous, qui relie toutes les générations, toutes les origines : « Dans les morceaux S3NS, ou Lévitation, on sent cette volonté d’universalité, c’est incroyable. Mon émotion musicale du moment ce serait donc vraiment Ibrahim ! »

Parmi les lectures recommandées par Pierre Bourdon, Jean a été marqué par les correspondances de Van Gogh à son frère (Lettres à son frère Théo, V. Van Gogh) : « Ce livre, je l’ai lu et relu, et cela rejoint cette idée de souffrance de ne pas arriver à la perfection que l’on imagine. »

Dans ces correspondances, cette souffrance du travail créatif, cette recherche, cette perpétuelle insatisfaction de ne pas arriver à l’excellence, au sublime est très présente. Mais pour Jean la vision est un peu différente : « Finalement je pense que ce n’est pas grave de ne pas atteindre cette perfection, ce qui compte c’est le chemin, la recherche, la quête. Car c’est cela qui nous fait vivre. Atteindre cette excellence, quelque part ce serait la fin, ce serait triste, il n’y aurait plus d’intérêt. C’est cette quête de l’émotion sublime, du moment parfait, de la note parfaite, de la séquence d’accords parfaite, et d’une manière plus générale dans la vie, c’est le chemin, le plaisir que l’on prend à l’emprunter, qui compte. »

Si l’œuvre de Van Gogh a par conséquent forcément marqué Jean suite à cette lecture, la découverte de l’artiste chinois Chu Teh-Chun par l’intermédiaire d’Ariane de Rothschild a également été vecteur d’émotions pour le parfumeur.

Amateur d’art contemporain, David Hockney, Paul Klee sont des artistes qui le touchent particulièrement : « Je ne pourrais pas citer un tableau qui m’a marqué en particulier, mais c’est vraiment cet univers qui me plait beaucoup en terme de peinture. Ce que j’aime dans l’art contemporain, outre sa modernité, c’est la couleur. Chez Delaunay par exemple (photo), cette alchimie des couleurs, ces blocs de couleurs, le fait que tout s’équilibre, que cela devienne agréable … C’est un peu ce que l’on fait dans les parfums, sans chercher à ce que cela sente précisément une odeur. »

De nouveau étroitement lié au jazz, Clint Eastwood est un réalisateur que Jean admire par dessus tout, en particulier le film Sur la route de Madison : « C’est quand même incroyable, c’est la quête, encore ! » Egalement Grand Torino avec la musique de Jamie Cullum « un monstre de musique » aux yeux du parfumeur.

Once de John Carney, l’a aussi beaucoup marqué : « C’est un de mes films cultes, peu connu, c’est encore une histoire de musique, de rencontre, comme Sur la route de Madison. Finalement c’est Caron, ce sont deux ingrédients qui ne devaient pas se rencontrer et qui se rencontrent. C’est un peu un thème récurrent, c’est le destin, la part de maîtrise que l’on a sur son destin, c’est la plume dans Forest Gump. »

Depuis qu’il a rejoint la maison Caron, Jean n’aborde plus tout à fait son travail de parfumeur de la même manière. Ses créations sont beaucoup plus personnelles, ce sont des combats intérieurs : « Je ne sais pas si la parfumerie est un art, mais en tous cas ma vision c’est qu’un parfum c’est une histoire. C’est une histoire d’ingrédients et d’honnêteté. Je pense qu’il faut arrêter de mentir, et raconter de vraies histoires de parfums. » Avant lui, Daltroff l’avait également compris en créant Pour un homme, un parfum qui ne ment pas : « Pour un homme, c’est ton meilleur ami, il ne te racontera pas d’histoires, dira toujours la vérité, tu ne seras jamais déçu ou trahi. »

Entre Art et Parfum, pour le parfumeur, il y a cette quête d’émotions, et l’envie de les relier entre elles : « J’ai l’impression que l’on vit pour vivre des émotions. Tous les moyens qui peuvent nous permettre de nous replonger dans ces émotions nous bouleversent. Pour le coup, la musique et le parfum en sont les meilleurs moyens. Revivre des émotions, rallumer cette flamme-là. C’est de l’émotion en notes, olfactives ou musicales, portées par le vent. Donc oui, je pense que l’on vit pour vivre des émotions, et que, peut-être, l’Art c’est rallumer ces émotions-là. »

* Ernest Daltroff, parfumeur fondateur de Caron.

Je remercie sincèrement Jean Jacques pour sa disponibilité, sa passion et son humilité lors de cet échange artistique et parfumé !