Parfum & Mixologie, interview olfactive d’Emanuele Balestra

Si les voyages forment la jeunesse, la carrière d’Emanuele Balestra illustre parfaitement cet adage. C’est à 19 ans que le jeune homme quitte l’Italie, son pays de naissance, et arrive en France pour une première expérience professionnelle en tant que barman au Club Méditerranée d’Opio, sur la Côte d’Azur. Il rejoint ensuite la chaîne Hilton à Bruxelles, où il étudie les bières, et notamment la fabrication des bières trappistes dans les monastères. A Glasgow en Ecosse, toujours chez Hilton, il apprend l’anglais et étudie les whiskys. C’est à l’occasion de l’inauguration du Yacht Orient Express (même compagnie que le train) qu’il est alors amené à partir à Tahiti, puis en Australie durant un an et demi. De retour à Bruxelles pour un peu plus de deux ans, il s’envole quelques temps pour Chicago avant de rejoindre la Mamounia de Marrakech. Durant quatre années, il va participer à la réouverture de cet hôtel mythique aux jardins enchanteurs où il va développer sa passion pour la botanique.
Après une escale de huit mois à l’Ile Maurice au sein du groupe Constance, il rejoint enfin en 2014 l’Hôtel Majestic Barrière de Cannes où il officie en tant que Responsable du Bar Fouquet’s Cannes, bar au sein duquel il a installé son « Bar à parfums ». Barman inspiré par l’univers de la botanique et de la parfumerie, il crée des cocktails parfumés, composés de parfums naturels issus du terroir local.

Les odeurs ont-elles toujours joué un rôle important dans votre vie ?

Quand j’étais gamin, vers l’âge de 8 ans, mes grands-parents possédaient une Trattoria en Lombardie. Après l’école, avec ma grande-tante, la sœur de ma grand-mère, j’étais déjà derrière le comptoir à servir les boissons. Les odeurs, avec une grand-mère qui a une Trattoria, c’est forcément très présent. Quand j’allais à l’école, je sentais toujours un peu le minestrone ! Ces odeurs de cuisine me rappellent beaucoup mon enfance, les odeurs humides de caves, de vin, de stockage des boissons également, tout cela est très ancré dans ma mémoire.

Justement, si nous ne devions en retenir qu’une, quelle serait l’odeur de votre enfance ?

Et bien ce serait celle du minestrone ! (rires) Le céléri du minestrone, c’était quelque chose qui s’accrochait aux vêtements… Ce sont de bons souvenirs, mais on est loin du parfum de la centifolia ou de la tubéreuse !

De tous vos voyages, quels souvenirs olfactifs gardez-vous ?

C’est surtout de Marrakech que je garde des souvenirs olfactifs marquants avec toutes les magnifiques épices qu’il y a au Maroc, le paprika, le curcuma, le gingembre, les mélanges d’épices, toutes ces choses que j’utilise aujourd’hui encore beaucoup. Resté très proche du chef cuisinier de la Mamounia, Rachid Agouray, qui est également le chef de Sa Majesté, j’ai la chance de recevoir chaque année quelques échantillons des épices de sa sélection – telles que du safran de Taliouine – afin que je puisse les avoir dans mon laboratoire et travailler avec.

Les odeurs que vous aimez ?

Étrangement je ne suis pas forcément attiré par les odeurs les plus nobles, comme celles des fleurs, du jasmin, etc. Sans que je puisse me l’expliquer, je leur préfère la santoline, l’hélichryse, des produits plus abordables et sans prétention.

Celles que vous détestez ?

(silence) Je dirais que ce que je trouve surtout désagréable, ce sont les odeurs invasives. Le patchouli en overdose par exemple.

Si vous deviez vous identifer à un parfum/une odeur ?

C’est peut-être parce que j’en ai une juste devant moi, mais j’aime beaucoup la tubéreuse car l’odeur me rappelle un peu celle du céleri et cela me plaît. Je pense que les odeurs sont liées à des émotions que parfois on ne s’explique même pas.
Sinon j’aime les parfums frais, j’adore Bvlgari pour Homme, même s’il devient hélas difficile de le trouver.

Quel lien existe-t-il pour vous entre mixologie et parfum ?

Oh, alors ! Je dirais tout ce qui est odeurs, arômes, parfums, plantes.
Mais il faut que je reprenne l’histoire du début pour bien expliquer ce lien.

Fin 2009, début 2010, je devais donc faire la réouverture de la Mamounia. Ce qui est marquant, c’est qu’à l’époque, il n’y avait pas de spiritueux premium, le bar était plutôt composé de produits peu chers car il n’y avait pas forcément la culture de ces alcools forts. Donc, je me suis retrouvé à faire l’ouverture de l’un des meilleurs hôtels du monde avec des produits plutôt classiques.
J’ai alors commencé à collaborer avec deux grands chefs, Don Alfonso Iaccarino, chef étoilé de la côte amalfitaine, et Jean-Pierre Vigato qui officie à Paris. Ensemble, nous avons créé un grand potager dans lequel j’ai commencé à cultiver pas mal de plantes : déjà le pelargonium rosat (qui est aujourd’hui encore une de mes matières premières favorites), différentes sortes de basilic, … La Mamounia étant également connue pour avoir un immense parc d’orangers, je récoltais donc fleurs et plantes et en faisais des gelées, des cordials, des sirops, afin de pouvoir apporter de l’originalité et proposer des cocktails créatifs en valorisant le terroir marocain, sans forcément avoir de spiritueux très sophistiqués ou spécifiques.

C’est de là qu’est née ma passion des plantes, car il s’agit bien d’une passion ! Côtoyant régulièrement les Jardins du MIP (Musée International de la Parfumerie de Grasse), à Mouans-Sartoux, Christophe et Francesca, respectivement chef jardinier et directrice des jardins, sont devenus de grands amis. Ce jardin fait partie des Jardins Remarquables et j’ai eu la chance de pouvoir y étudier les plantes locales. Je ne suis à Cannes ni pour le Festival du film, ni pour le tapis rouge et les célébrités, mais pour le terroir ! La région nous offre, à mes équipes et à moi, une palette d’éléments magnifiques qui me permet de bien faire mon travail tout en valorisant la région.

D’où viennent les plantes utilisées dans vos cocktails ?

Tout vient des jardins du Majestic. Dans ces jardins, j’ai du combava, de la bergamote, de l’orange amère, et toute une gamme de plantes aromatiques.
Il y a deux jardins. Le principal se situe au rez-de-chaussée, sur une petite colline au niveau de la cour d’honneur tout au long de laquelle se trouve le potager. Il y a également un jardin sur le toit, où l’écosystème est complètement différent car il y a beaucoup de vent salin qui vient de la mer.
De manière exceptionnelle, quand la récolte d’une plante n’est pas bonne, je fais appel à mes collaborateurs. Cette année par exemple, j’ai eu très peu de centifolia, alors Christophe des Jardins du MIP m’a offert quelques roses.

Pouvez-vous nous en dire plus sur ces jardins ?

Suite à la découverte des plantes que j’ai senties au MIP, j’ai fait des recherches sur les insectes. Mes matières premières, ce sont les plantes, alors afin de donner une bonne hygiène de vie au potager, nous avons installé des maisons pour insectes. Également apiculteur, j’ai installé quatre ruches sur le toit du Majestic. Bien que ce soit aujourd’hui des choses un peu à la mode, je ne le fais pour ma part absolument pas pour la com. Il s’agit vraiment de mettre en place un écosystème favorable et naturel. De la même manière je vais choisir de cultiver la tagète à proximité de plantes sucrées comme l’hélichryse ou les fleurs de fenouil qui attirent les pucerons. La tagète va limiter l’invasion des pucerons, de plus comme elle contient du carotène, elle va attirer les abeilles et donc être doublement bénéfique au jardin !
Nous réfléchissons aussi au meilleur moment pour la taille. Prenons l’exemple de la verveine, l’idéal est d’attendre une belle journée de pluie, ainsi ressourcée des éléments de la terre et de l’eau, elle présente un palais aromatique et une odeur décuplés.
Mon équipe et moi-même ne sommes pas des spécialistes mais nous sommes dans une démarche de compréhension des jardins afin d’obtenir des produits de la meilleure qualité possible.

Comment les plantes sont-elles extraites ?

J’ai la chance d’avoir un magnifique laboratoire sur place. Notamment une machine à ultrason, grâce à laquelle je peux transformer une plante en liqueur : on mixe par exemple de la verveine dans une solution éthylique à 20/30 degrès, l’ultrason fait vibrer des millions de microbulles d’oxygène qui viennent percuter la matière et extraire toutes les molécules aromatiques sans endommager la cellule. C’est une macération très subtile.
Nous avons également un rotavapor Buchi, une marque suisse sur laquelle tout est informatisé, notamment la régulation de la température afin d’optimiser la distillation.
Grâce à l’aide de mon ami et mentor Camille, aromaticien chez Robertet à Grasse, je réalise des distillations fractionnées de mes macérations de plantes. J’obtiens ainsi quatre parts en fonction des poids moléculaires que j’utilise dans différentes applications. Ainsi la première part, qui est la plus volatile, est principalement utilisée dans les parfums comestibles, et ensuite je réalise des blends, des sortes d’assemblages, un peu comme pour un whisky ou un champagne, tantôt utilisés dans des arômes, des glaçons parfumés, des gelées ou des sodas (bitters).

Considérez-vous la mixologie comme un métier artistique ?

Artistique je ne sais pas… Plutôt artisanal au départ, car on fait les choses à la main, en soignant nos matières premières. Et ensuite à partir de la matière on crée un cocktail.
J’échange beaucoup avec Pierre Gagnaire, un de mes mentors créatifs et collaborateur au sein du Fouquet’s Cannes, sur la façon de créer. Que ce soit en tant que barman ou chef de cuisine ou pâtissier, il n’y a pas de règles. Cela dépend de comment la personne voit la chose qu’il est en train de créer, sous quel angle. Par exemple, certains vont trouver un gin intéressant et créer un cocktail autour, pour ma part, je pars de la plante et ensuite j’ajoute par exemple un peu de mescal pour lui apporter un côté fumé. La vision du projet de création est différente et propre à chacun.

Comment fonctionne le « Bar à Parfums » ?

A chaque cocktail son parfum. Élaboré avec des ingrédients rappelant la recette du cocktail, l’olfactif a pour vocation d’amplifier le gustatif. Néanmoins, il se peut par exemple que je fasse un parfum avec du pamplemousse jaune, du basilic pourpre, du mimosa et du pelargonium rosat sur un cocktail qui ne contient pas forcément de pelargonium rosat mais où il permettra d’apporter des notes un peu plus amples. Une fois, j’ai fait un cocktail avec du pelargonium rosat justement, et j’ai ajouté de la bergamote au parfum pour apporter de la fraîcheur. J’essaie de calibrer le parfum pour le rendre le plus gourmand possible et ensuite pour qu’il joue un rôle bien spécifique, donc oui il doit rappeler les ingrédients du cocktail mais pas que !…

Avez-vous un cocktail fétiche ?

Ah oui ! Il s’appelle La Grande Dame et dans ce cocktail rien n’est dû au hasard.
Il existe un gin qui s’appelle le Gin 44 et qui a été conçu par des producteurs grassois avec des matières premières spécifiques au terroir local. Avec eux, j’ai créé le Gin 44 Paradiso où sont accentuées les notes de fleurs d’oranger, de feuilles d’orangers amères (bigaradiers). Donc il y a ce gin. Ensuite j’ai fait un bitter à la verveine. Dans ce cocktail il y a aussi un champagne Castelnau, champagne Fouquet’s dont j’ai participé à la cuvée. Il s’agit d’un champagne très sec, avec un dosage à 0-7 g/l. Après, j’ai choisi un verre vraiment spécifique, une flûte de champagne avec un côté pointu. Ainsi lorsque l’on boit, le perlage du champagne va faire ressortir les arômes du gin et de la verveine et les ramener vers le nez. Enfin, autour de la tige du verre, il y a un ruban à 30% de soie et 70% de coton que l’on vient parfumer avec un parfum d’orange amère pour rappeler les arômes du gin. Ainsi, le parfum est sprayé dans le verre mais aussi sur le ruban afin de diffuser davantage les arômes. C’est très sensoriel.
C’est un cocktail qui me tient particulièrement à cœur car je l’ai créé à la Mamounia de manière très simple avec du sirop de verveine, du gin et du champagne. Il a évolué tout au long de ma carrière mais a gardé son nom, La Grande Dame étant le surnom de la Mamounia !…

Aujourd’hui ambassadeur de la ville de Cannes, Emanuele a à cœur de pouvoir, dans un futur proche, mettre en valeur la région dans sa globalité. En plus d’étudier les plantes des jardins de Mouans-Sartoux, il travaille en étroite collaboration avec des professionnels de la parfumerie à Grasse et collabore régulièrement avec les artisans de la région. Il fait souffler ses propres verres à Biot pour leur donner un aspect rationnel avec les parfums utilisés dans les cocktails (une toute nouvelle création verra d’ailleurs bientôt le jour, un verre pensé pour recevoir le parfum et le sentir au cours de la dégustation) et crée aussi certaines pièces avec la céramique de Vallauris : « C’est un cadre de travail magnifique au sein duquel j’espère pouvoir évoluer longtemps. »