
Grande amatrice de littérature, et pour cause, Alexandra Carlin, en terminale littéraire et inscrite à la Sorbonne, se destine tout d’abord à une carrière de journaliste ou d’écrivaine. C’est en écoutant une émission de radio sur France Inter que le déclic a lieu. Un parfumeur raconte son métier, sa vision de créateur, sa sensibilité olfactive. Fait assez rare à cette époque, car en 1998, les parfumeurs étaient encore très peu exposés et il n’était pas courant de les croiser dans les médias ou les magazines. La jeune lycéenne n’avait pas conscience à ce moment-là de qui était Maurice Roucel, ni du rôle qu’il allait jouer dans sa carrière, mais suite à cette émission, elle décide de se renseigner afin de connaître le cursus nécessaire pour « faire la même chose que ce Monsieur ».
Premier challenge : réussir à intégrer l’ISIPCA (Ecole de parfumerie de Versailles) avec un profil littéraire. Pour cela, Alexandra entreprend une reconversion grâce à un diplôme universitaire à Jussieu, passerelle lui permettant ensuite de s’inscrire à un DEUG de chimie puis de passer, et réussir, le concours d’entrée à l’ISIPCA.
Parisienne sans aucune connexion dans le milieu de la parfumerie, Alexandra se challenge à nouveau pour trouver un apprentissage et réussit à décrocher un contrat en évaluation au sein des Parfums Christian Dior à St-Jean-de-Braye. Sa tutrice, Marie-Laure Souvie, lui propose alors de l’aider à entrer au Marketing de la marque à Paris, ce à quoi Alexandra, déterminée à devenir parfumeure, répond : « Si tu veux vraiment m’aider Marie-Laure, fais-moi entrer dans une maison de création, chez un fournisseur » (la maison Dior n’ayant pas encore, à ce moment-là, de parfumeur maison). Grâce à ce précieux soutien et après deux années au sein de cette belle maison, suivant le développement de parfums tels que Dior Homme, Miss Dior Chérie, mais aussi le début de la Collection Privée C. Dior avec Bois d’argent, Alexandra entre donc chez Robertet.
A l’origine recrutée pour un stage de trois mois, elle y passera au total deux ans et trois mois, période durant laquelle elle suivra une troisième année d’enseignement à l’ISIPCA afin d’obtenir un DESS. Elle sera ensuite embauchée chez Symrise -notamment grâce au soutien de … Maurice Roucel qui deviendra son mentor- société où elle exerce aujourd’hui encore au sein du bureau de création de Paris.
Persévérante donc, mais également passionnée, Alexandra puise régulièrement son inspiration dans ses lectures, mais aussi dans la cuisine des grands chefs et de nombreux autres supports artistiques. De l’opéra à la peinture en passant par l’ikebana, voici donc sa Galerie Olfactive.

Sensibilisée à l’opéra dès son plus jeune âge par sa maman, soixante-huitarde moins sensible aux Beatles qu’à Puccini, Alexandra a toujours écouté beaucoup de musique classique dans leur petit deux-pièces du 20e arrondissement de Paris.
La première fois qu’elle voit Madame Butterfly sur scène, il s’agit d’une adaptation de Robert Wilson à l’Opéra Bastille : « La mise en scène était absolument magnifique, assez grandiose, avec beaucoup d’intensité, de dramaturgie. » Contrairement à une version que la parfumeure vit bien plus tard au Metropolitan Opera de New York, beaucoup plus orientée vers le Japon, le rouge, elle fut marquée par l’adaptation de Bob Wilson qui était « très noir et blanc ».
C’est de cette version qu’Alexandra s’est inspirée pour l’une de ses créations pour la marque Amouage. Le directeur artistique de l’époque, Christopher Chong, avait une manière bien à lui de briefer les parfumeurs : « c’était soit un extrait de film, soit un morceau de musique, … et c’est tout, il n’y avait rien d’autre. C’est certes la raison pour laquelle nous avons commencé ce métier, mais en réalité cela n’arrive jamais, c’est très rare de se faire briefer ainsi !» En l’occurrence, cette fois-ci, il s’agissait d’un extrait de la scène finale de Madame Butterfly, lorsqu’elle se suicide. Ainsi, sur la base de la mise en scène noire et blanche de Bob Wilson, Alexandra retranscrit l’odeur de la mort, le blanc, avec un bouquet de fleurs blanches où la tubéreuse domine, narcotique, accompagnée de jasmin et d’ylang sur un fond plus sombre de labdanum, opoponax, légèrement cuiré, tragique, déchirant.
Paradoxalement, Honour est aujourd’hui considéré comme le parfum de la mariée, selon Alexandra « Il semble que la lumière l’ait emporté sur la noirceur ! »
Quand Alexandra Carlin rencontre Martin Jaccard, aujourd’hui fondateur du Journal d’un Anosmique et évaluateur chez Symrise, il lui parle de son sujet d’apprentissage ISIPCA portant sur la synesthésie. Ayant toujours souhaité faire un parfum inspiré de l’Outrenoir de Pierre Soulage, elle saisit donc l’opportunité et crée « Outrenoir » dans le cadre de son projet.

Le parfum ne s’inspire pas d’une toile en particulier mais d’une exposition consacrée à l’Outrenoir présentée à Beaubourg quelques années auparavant et qui avait marqué Alexandra au point de lui donner l’idée de créer un parfum hommage.
Dans le même temps, naît la marque J.U.S, dont le concept est l’upcycling, le recyclage, tant pour les flacons qui -bien que l’un des fondateurs soit le designer Thierry de Baschmakoff- proviennent de moulages de flacons anciens, que pour les parfums. La marque demande alors : « Montrez-nous des parfums perdus, que vous avez créés et qui n’ont pas gagné, ou alors des choses auxquelles vous croyez mais qui n’ont pas encore été présentées. » Alexandra leur présente donc ce qui deviendra Noir Essence (le nom Outrenoir ayant entre-temps été pris par Guerlain).
L’idée de la parfumeure était de travailler toutes les nuances de noir mais aussi la lumière : « Ce qui est intéressant dans l’œuvre de Soulage, c’est comment le noir est vecteur de lumière, comme il la renvoie, explique-t-elle. Cela a donné une note un peu inclassable, une sorte d’eau de cuir avec du poivre, du cade, différentes matières qui me faisaient penser à ces différentes tonalités de noir, mat ou brillant. Un accord encre illustre justement ce coté brillant, et un néroli, en filigrane dans le parfum, apporte cette lumière. »

Alexandra lit Joseph Kessel depuis ses vingt ans : « C’est très romanesque, c’est une écriture qui transporte. Je trouve qu’il y a beaucoup d’odeurs dans ses livres. Il ne parle pas de parfums mais ce sont des références indirectes, ce sont des romans qui sentent, avec des personnages entiers, vrais. »
Parmi les romans qui l’ont marquée, il y a Les Cavaliers et son héros Ouroz : « L’histoire se passe en Afghanistan. Il y parle de la steppe à l’odeur d’absinthe amère, du cuir des selles, de la confiture, … Je ne suis jamais allée en Afghanistan mais j’ai fait beaucoup de cheval notamment en Mongolie où la steppe est aussi remplie d’absinthe, c’est une odeur très forte. » Il y a aussi Le coup de grâce, qui se passe cette fois entre la Syrie et le Liban, et qui a pour héroïne Violette, jeune prostituée pour laquelle deux soldats amis vont se déchirer.
Ouroz et Violette sont deux personnages qui ont particulièrement touché Alexandra. Ainsi, bien qu’ils ne se soient jamais rencontrés dans l’œuvre de Kessel, quand le fondateur de la marque Abstraction, Sébastien Plan, la contacte, la parfumeure décide d’imaginer leur rencontre : « C’était une carte blanche totale ! Et ce n’était pas si évident car, pour ma part, j’adore travailler avec l’évaluation, je ne considère absolument pas mon métier comme un métier solitaire, les idées peuvent venir des deux côtés, pour moi c’est un binôme hyper important. Abstraction est une marque qui parle de sensualité, du côté abstrait de ce qui peut nous attirer l’un vers l’autre. En créant un parfum pour Violette et un pour Ouroz, j’ai souhaité leur écrire une histoire commune, une histoire d’attraction. »
Bien que très différents, plus musqué et un peu sauvage, animal pour Violette, et très aromatique, viril pour Ouroz, ces deux parfums contiennent un accord commun créé par Alexandra à partir des résultats d’une étude internationale faite par Symrise à Holzminden sur des odeurs de peau et de transpiration de personnes du monde entier : « J’ai ouvert un peu toutes les analyses GC, j’ai vu des molécules qui m’ont interpelée, que je n’utilisais pas dans mes parfums mais que nous avions à la palette parfumeur ou aux arômes. Partant de là, j’ai créé un accord peau, universel, avec des choses communes à toutes les analyses et embelli avec des muscs. J’ai souhaité intégrer cet accord car pour moi les attractions, les rencontres, c’est aussi une histoire de peaux. »
Contactée par la marque Diptyque, Alexandra reçoit un jour un projet sous forme d’un brief très succinct : « Qu’est-ce qu’est pour vous que l’ikebana? »

A ce moment-là, hormis le Japon et l’inspiration florale… peu de choses. La parfumeure profite alors de ses congés d’été pour lire différents ouvrages sur le sujet et notamment La voie des fleurs qui parle de l’ikebana et réunit des nouvelles inspirées de légendes chinoises et japonaises sur la relation entre l’homme et la nature.
Un ami joaillier, qui s’inspire énormément du Japon et y part régulièrement en immersion pour travailler avec des artistes locaux, lui conseille également de se renseigner sur le wabi-sabi, et plus précisément les livres de Leonard Koren tels que L’éloge de l’ombre, qui traitent de ce courant culturel basé sur l’esthétisme.
Au fil de ses lectures, suivant également le hashtag #ikebana sur Instagram, écoutant des podcasts sur le sujet, Alexandra s’immerge totalement dans le thème. Peu intéressée par l’idée de travailler des notes bambou ou fleurs de cerisier qu’elle juge trop évidentes, elle crée alors le parfum Kyoto.
Ce parfum est l’un de ceux mis en avant en 2021 à la Poste du Louvre lors de l’exposition Voyages Immobiles-Le Grand Tour, proposée par Diptyque pour célébrer les soixante ans de la marque. Cette exposition mettait l’accent sur ce qui caractérise Diptyque depuis sa création, à savoir le goût pour l’ailleurs, l’art et le parfum. Artistes contemporains et parfumeurs y présentaient leur vision du voyage en interprétant les destinations iconiques de la marque : « Ici typiquement je ne me suis pas inspirée d’une œuvre d’art en particulier, explique Alexandra, mais d’un courant artistique et de la façon dont l’art floral/végétal ikebana et les fleurs/végétaux sont toujours organisés. Il se présente sous forme de triptyques dont chacun des trois panneaux correspond l’un au ciel, le second à l’homme et le dernier à la Terre ce qui m’a aidée dans la construction du parfum car finalement c’est assez tête/cœur/fond. »
La parfumeure souhaitait proposer un parfum subtil. Faisant écho à la cérémonie de l’encens, qui fait partie de l’ikebana, et au lien symbolique qu’il représente avec le ciel, elle place donc cette note en tête du parfum. Le cœur est composé de rose : « pour moi la rose c’est l’homme, et c’est aussi Diptyque », et le fond, la Terre, de vétiver. Il fallait également un « accident olfactif », car l’ikebana et le wabi-sabi représentent également la beauté des choses imparfaites. Alexandra a donc intégré à sa composition une note betterave issue du « Symrise Garden Lab », aux facettes terreuse, sucrée, aigre, peu consommée au Japon, peu évidente à identifier, dans la retenue, à l’image de cet art floral japonais, aujourd’hui encore très caché : « Comme beaucoup de choses au Japon, c’est très cérémonial. Et bien que l’ikebana ne soit plus réservé aux temples et soit entré dans les maisons, il faut être invité par son hôte pour découvrir la composition florale, ce n’est pas le bouquet de fleurs qui trône dans le salon ! »

William Amor est un artiste qu’Alexandra Carlin connaît bien au point qu’il soit devenu un ami.
Artiste plasticien, il transforme les déchets plastiques et autres détritus en compositions florales et poétiques. Anciennement résident aux Ateliers de Paris, il crée maintenant à la Villa du Lavoir, atelier d’artistes proche de la place de la République. En collaboration régulière avec le milieu de la parfumerie, il a notamment travaillé pour des marques prestigieuses telles que Kenzo ou encore Guerlain, proposant des collaborations sous forme d’installations monumentales dans le cadre de projets artistiques ou à destination des points de ventes, boutiques ou malls.
En 2O2O, à l’occasion du mois sans tabac, et alors que William Amor est un grand fumeur, il a l’idée de récupérer ses filtres de cigarettes et d’en faire des pompons de mimosa. Peints puis mis en compositions, naît alors une œuvre composée de bouquets de mimosa et intitulée Mimosa mégot.
Il n’en faut pas plus à Alexandra pour faire germer l’idée d’un parfum du même nom, création perfectible et non encore présentée à l’artiste, aux notes florales et poudrées de mimosa associées à celles froides et tabacées du mégot de cigarette : « Il a eu une idée géniale, moi j’essaie juste de la transcrire avec ma palette de parfumeure. »
Alexandra Carlin fait partie de ces parfumeurs qui considèrent la parfumerie comme un art. Elle n’oppose cependant pas la création à l’artisanat : « Nous sommes à la fois artisans, puisque nous travaillons la matière, et artistes. Pour 90% des parfums que je travaille, que ce soit pour des produits de niche ou moins niche, le point de départ est toujours le même : l’idée de retranscrire quelque chose qui m’a marquée, cela peut venir d’un voyage, mais cela vient aussi souvent d’œuvres d’art, du passage d’un livre, d’un opéra, d’une peinture, … ce sont souvent des éléments déclencheurs. »
Ainsi, même sur un projet avec énormément de paramètres déjà définis (marché, public, client), la parfumeure a toujours besoin de partir d’une idée : « Même pour des briefs sur des marques très institutionnelles, des créateurs connus, comme des couturiers par exemple, et même si ce n’est pas ce que le client me demande directement, même si ce n’est pas ce qu’il a envie d’entendre quand je lui présente ma note, j’ai besoin de connaître des choses de la vie de ce couturier, de choper quelque chose dans sa carrière, un vêtement qui m’aurait marquée, ou un trait de sa personnalité, et c’est en cela qu’il s’agit pour moi d’une démarche artistique. »
De plus, et notamment grâce à son travail avec Le Journal d’un Anosmique, collectif dont elle fait partie depuis de nombreuses années maintenant, Alexandra travaille également régulièrement sur des projets purement artistiques. Basés sur la synesthésie entre la parfumerie et les autres formes d’art, ces projets prennent différentes formes telles que le livre Première Matière dont elle a écrit la préface et dans lequel des artistes de tout horizon se sont prêtés à l’exercice d’interpréter une matière première de parfumerie à travers leurs arts respectifs, les films en Odorama comme récemment dans le cadre du Festival de films de fesses, ou encore l’exposition Accords en 2019, véritable cadavre exquis olfactif, où œuvres plastiques et créations olfactives se répondaient. Et de conclure: « J’ai besoin de ça, à côté du rythme effréné des projets que l’on fait chaque jour, j’ai besoin de rencontrer d’autres artistes, cela m’inspire énormément. »
Je tiens à remercier très sincèrement Alexandra Carlin pour cet échange aussi convaincu que convaincant, preuve de plus, s’il en faut, que persévérance et passion sont des clés qui ouvrent bien des portes.
