
« Avant toute chose je considère la parfumerie comme l’art de créer des parfums et de susciter une émotion auprès d’un public » , cette phrase à elle seule résume la manière dont Jean-Christophe Hérault, Parfumeur à Paris pour la maison IFF, aborde son métier.
Suite à des études de chimie à l’université et à la réalisation d’un stage en parfumerie, Jean-Christophe débute sa carrière en intégrant le laboratoire de la société Fragrance Resources à Grasse, où il sera formé en interne au métier de Parfumeur par Pierre Bourdon.
Bien que pensant que « les scientifiques peuvent créer des choses nouvelles, comme un artiste peut le faire » , Jean-Christophe, considérant avant tout le métier de parfumeur comme un métier de création artistique, souhaite compléter sa formation en ce sens et décide de suivre des cours d’Histoire de l’Art. Durant deux années, il va donc étudier les arts plastiques, la peinture mais aussi la musique, une année en cursus général et la seconde centrée sur la période baroque.
Il nous livre ici sa « Galerie Olfactive » , œuvres littéraires, picturales ou encore sculptures ayant marqué son parcours, ou inspiré ses créations.

Lorsque Pierre Bourdon propose à Jean-Christophe de le former, il y met une condition « Il faut que tu lises A la recherche du temps perdu » de Marcel Proust. A cet instant, le jeune parfumeur ne sait pas encore que ce livre fait partie de ces romans qui peuvent changer des vies, d’un point de vue personnel mais aussi, dans son cas, d’un point de vue professionnel.
Comme il le dira plus tard : « C’est une œuvre monumentale, qui peut être abordée par différents prismes, mais c’est aussi le parfait petit manuel du créateur en herbe. » En effet, durant tout le récit, Proust développe le processus de sa propre révélation à devenir écrivain, ce qui lui a donné envie de susciter une émotion auprès de ses lecteurs, et comment tout ce qui a pu l’émouvoir au cours de sa vie a nourri sa sensibilité, son imaginaire et son sens de l’esthétique.
Outre la dimension psychologique du rapport mère-fils par lequel débute le roman, la notion de beauté est aussi très importante. On peut parler de la beauté de certains plats de Françoise, qui était la cuisinière de la famille Proust, il a d’ailleurs beaucoup de respect, notamment pour son fameux bœuf en gelée, dont il dira que c’est un chef-d’œuvre. Ensuite bien-sûr il y a le parfum des aubépines, mais aussi toutes les mélodies qui le touchent, les phrases musicales, Beethoven, les écrivains, Balzac, les sculpteurs, etc. Il explique comment tout cela l’a touché et a fait de lui l’écrivain qu’il est devenu. Très importante dans sa formation, Jean-Christophe dira suite à cette lecture : « J’ai compris que toutes les formes de créations se croisent, se rejoignent, inter-réagissent et que tout est finalement très lié. »
Tombé sous le charme de la beauté de ce livre et de la beauté de l’écriture de Proust, il n’en ignore pas pour autant la difficulté à appréhender, parfois, la complexité de certaines phrases. De cette technique de description dite circulaire ou en étoile, qui consiste à faire le tour d’un sujet ou d’un objet pour le décrire, Jean-Christophe trouvera une résonance avec sa formation de parfumeur. Pierre Bourdon lui a appris la parfumerie comme cela : « Pour reproduire l’odeur de la fleur de lys, sens la fleur de lys, détermines-en les différentes facettes d’odeur, sans a priori, juste en t’inspirant de la nature. » Et se faisant, de la même manière qu’on le ressent de la part de Proust, il y a un effort d’objectivité pour trouver la réalité des choses. Pour Jean-Christophe Hérault c’est d’ailleurs ce qui fait toute la beauté du roman et ce qui l’a amené à s’interroger sur ce point : Proust semblait avoir vécu des choses qu’il avait lui même vécues, et la justesse des mots donnait l’impression que le roman avait été écrit pour lui. Ainsi la description des choses, au plus juste, au plus vrai, permettait de transmettre des émotions et de toucher profondément le public. Cela a beaucoup inspiré et inspire toujours Jean-Christophe dans son rapport aux éléments figuratifs ou même à certaines émotions : « J’essaie de faire l’effort, et ce n’est pas simple, de regarder les choses avec un regard frais, un regard neuf, et sans a priori, comme un regard d’enfant en fait. »

Appréciant particulièrement la période fin XIXème début XXème, Jean-Christophe aime quand on voit cette stylisation des thèmes figuratifs annonçant déjà la fraction, à l’image de ce tableau de Georges Braque représentant Le Viaduc de l’Estaque : « Ce tableau me touche parce qu’incontestablement on reconnaît tous les éléments figuratifs qui le composent, on voit le viaduc, les maisons, les toitures, les arbres, des murs, des collines, le ciel, les nuages. Et en même temps tout est extrêmement stylisé. »
Ancien village de pécheurs, L’Estaque est aujourd’hui un quartier du 16ème Arrondissement de Marseille. Véritable source d’inspiration pour de nombreux artistes fin XIXème, le choix des couleurs de ce tableau est un élément qui, à lui seul, évoque déjà le sud de la France. Pour Jean-Christophe Hérault, l’œuvre est construite sur un contraste chaud/froid. Les couleurs chaudes, représentant plutôt le viaduc, les pierres, les maisons, ou des choses plus minérales comme la colline derrière, expriment le poids de la chaleur du soleil que l’on peut ressentir parfois dans cette région. Par opposition aux couleurs plus froides comme celles utilisées pour représenter la nature, la végétation ou encore le ciel.
En tant que parfumeur, Jean-Christophe, qui a déjà eu l’occasion de travailler des éléments figuratifs pour les transposer en odeurs, procède souvent en deux étapes : « J’essaie d’être le plus proche possible de la nature ou du modèle, et ensuite je vois comment je peux jouer avec ça. » Ses outils de parfumeur sont ses ingrédients, sa palette olfactive : « C’est un exercice qui consiste à se concentrer afin de déterminer les différentes facettes d’odeurs, et également à faire l’effort mental de se libérer des a priori. »
Se faisant, et percevant cette dualité, ce contraste de couleurs, l’illustration olfactive de ce tableau pourrait être basée sur le choix de deux ingrédients qui s’opposent, c’est à dire une matière première chaude et une froide. Pour la matière froide, un peu bleue, ce pourrait être la menthe, et pour exprimer la chaleur, avec cette idée de minéralité, le cashmeran. Enfin, il pourrait y avoir un troisième ingrédient qui évoquerait la Provence. Cette dualité pouvant exister n’importe où, l’ajout d’un extrait de cyprès ou de lavande permettrait de situer la scène dans le sud de la France.

Été 2019, l’Officine Universelle Buly invite huit parfumeurs à imaginer et créer l’odeur d’une œuvre du musée du Louvre. Expérience incroyable en tant que parfumeur mais aussi en tant qu’individu, Jean-Christophe accepte immédiatement cette proposition et se confronte assez rapidement à la vaste tâche du choix de l’œuvre sur laquelle il travaillera.
Convié à une visite particulière, dans un Louvre privatisé, permettant une certaine proximité avec les œuvres, et tandis que la majorité des œuvres retenues sont des peintures, Jean-Christophe décide de s’orienter vers une sculpture et son choix s’arrête lorsqu’il se retrouve face à la Vénus de Milo.
Ayant grandi avec une reproduction de cette sculpture au sein de la maison familiale, ce choix devient vite une évidence. Fasciné enfant par cette œuvre énigmatique, à la fois très belle, très féminine, mais aussi un peu effrayante avec ses bras coupés et un visage dont on ne voyait pas bien les yeux, Jean-Christophe retrouve et redécouvre cette sculpture : « Je l’ai vue de manière complètement différente, j’ai vu l’érotisme, j’ai vu les traits finalement moins féminins du visage, des tas de choses me sont apparues, et là ça m’a vraiment inspiré. »
Bien qu’un peu intimidé à l’idée de composer un parfum autour d’un chef-d’œuvre tel que la Vénus de Milo, Jean-Christophe s’arrête, la regarde, et note tout ce qu’il ressent, cette beauté, cette sculpture parfaite, ce corps sublime, le travail sur le drapé, le tissu, l’érotisme tel qu’on le définit en histoire de l’art, basé sur le caché/dévoilé : « Pour moi c’est vraiment un hommage aux femmes à travers leur corps mais pas seulement, car elle a une posture, elle en impose, ce n’est pas n’importe qui, elle a du charisme cette sculpture. »
Jean-Christophe exprime cette féminité sensuelle par un grand bouquet de fleurs (du gardénia, du jasmin, …) réchauffé par des notes ambrées, ambrées dans le sens chaudes, balsamiques, orientales.
Le parfum s’articule donc autour d’une structure florientale à laquelle vient s’ajouter cet aspect hiératique, du visage, du matériau froid, blanc, cette frigidité aussi, car même s’il émane une grande sensualité de la sculpture, des mouvements de cambrures du corps, il y a aussi quelque chose de très graphique et droit, avec des lignes plutôt caractéristiques de la masculinité. Ainsi l’ajout de notes boisées, verticales, puissantes, mais aussi plus froides, légèrement ozoniques, renforce cette dualité.
Il y a aussi une fraîcheur dans cette création qui, avec la verticalité des bois, devient la colonne vertébrale de la fragrance. Cela accentue le côté froid mais ajoute aussi un peu de couleur : « Lorsque l’on utilise un ingrédient en parfumerie, on peut l’utiliser dans un but précis, mais les autres caractéristiques olfactives vont aussi jouer leur petite musique. » Ainsi ici l’utilisation de la mandarine, en plus d’apporter de la fraîcheur en tête, ajoute aussi une tonalité pétillante, colorée. Pour Jean-Christophe, c’est une manière de donner vie à la statue, d’imaginer qui était cette femme derrière la Vénus, quel était le son de sa voix, quel était son sourire, la manière dont elle riait : « Ce que je dois dire au sujet de la création c’est que, même si l’on s’inspire d’un modèle, il y a toujours un moment où l’imaginaire s’exprime, de manière consciente ou inconsciente. »
Un imaginaire important pour une œuvre qui, selon de nombreux historiens, garde une grande part de mystère et dont même le sculpteur reste à ce jour inconnu.
A travers ces différentes œuvres, nous avons donc pu découvrir un univers, une sensibilité, une démarche de parfumeur. Des réminiscences de l’enfance aux découvertes quotidiennes de la vie, se forge une personnalité que l’on retrouvera dans chacune de ses créations. Comme pour résumer cette démarche créative, laissons Jean-Christophe Hérault conclure cette première galerie olfactive :
« Je pense très sincèrement, et ce n’est pas une phrase ‘passe-partout’, que l’inspiration est partout. Je pense qu’en tant que créateur il faut s’émerveiller de tout. Il faut voir toute la magie que l’on retrouve dans un paysage, une promenade en forêt, un plat de grand-mère, ou un cocktail surprenant, avec des herbes, des épices que l’on connaît peu. Tout cela et bien-sûr aussi toutes les autres formes de création artistique, c’est une musique, c’est un film, un passage même cela suffit, une page d’un livre, … Puis quand on s’interroge un peu plus, on fait un début d’analyse et on commence à comprendre ce qui nous touche réellement en tant que créateur. »
Je tiens à remercier sincèrement Jean-Christophe Hérault pour sa confiance, sa passion, et sa disponibilité pour cet entretien.
